lundi 20 février 2006

Javier Santiso

Directeur Adjoint du Centre de Développement de l’OCDE.

Chili : l’économie politique du possible.

Javier_santiso Au cours des derniers mois, en Europe, en Afrique, en Amérique latine, de nombreuses femmes se sont hissées à la tête de leurs démocraties. Après Angela Merkel en Allemagne, en octobre dernier, ou encore Ellen Johnson-Sirleaf au Libéria, en novembre, c’est au tour de Michelle Bachelet d’accéder désormais à la présidence au Chili. La victoire de celle qui fut ministre de la défense du précédent gouvernement était attendue. La grande nouvelle ne réside cependant seulement dans cette ascension fulgurante, une première en Amérique du Sud. Plus remarquable encore est la normalisation démocratique et économique qu’affiche de manière ostentatoire le Chili, ce pays du bout du monde qui fait désormais figure de référence en matière de développement.

Ni les marchés financiers, pas plus que les investisseurs étrangers ou nationaux, ne se sont émus du virage à gauche que symbolise l’arrivée au pouvoir de Bachelet. Certes, comme l’avait déjà démontré son prédécesseur, le social-démocrate Ricardo Lagos, une coalition de centre-gauche pouvait être synonyme de responsabilité fiscale et d’orthodoxie monétaire. De fait, le Chili a continué de jouir d’une cote de crédit « qualité d’investissement », véritable nirvana des marchés émergents décerné par les agences de ratings. Du point de vue économique et financier le pays semble donc désormais par delà le bien et le mal des clivages politiques, à l’instar des pays développés, où les alternances politiques ne provoquent plus de remous ni d’émois financiers.

Le plus remarquable, au-delà de l’élection d’une femme à la présidence du pays, réside dans cette crédibilité internationale croissante, forgée pas à pas, réformes après réformes, par une économie qui a priori ne disposait que de maigres atouts. Enclavée entre la cordillère des Andes et l’océan Pacifique, loin des grands pouls économiques du globe, sans véritable richesse naturelle autre que le cuivre, le Chili ne jouissait ni de la puissance pétrolière vénézuélienne ni de la proximité mexicaine vis-à-vis de la première puissance du globe. Pourtant tous les indicateurs de gouvernance politique et de compétitivité économique surclassent désormais le Chili, loin devant les autres pays de la région. 

En 2005, le produit intérieur brut (PIB) a cru à un rythme comparable à celui de l’année précédente (6,1%), une des meilleures performances de ces sept dernières années. Sous Lagos, la politique monétaire a continué d’être singulièrement orthodoxe et la politique budgétaire guidée par la règle de l’excédent structurel. Cette règle est une première en Amérique latine : elle exige un excédent de 1% du PIB après corrections des effets conjoncturels de l’activité et des prix du cuivre sur les finances publiques. Avec un solde positif record en 2004 (2,2% du PIB), le budget affiche de nouveau un record en 2005 (près de 3%). Cette performance, saluée par l’OCDE dans son dernier et second rapport consacré à l’économie latino-américaine, est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’une année électorale. Le Chili montre ainsi qu’il n’y a pas de fatalité du cycle politique : en période d’élection, une démocratie, même latine, n’est pas vouée à sombrer inexorablement dans de récurrents dérapages budgétaires.

On le voit, la grande nouveauté chilienne provient d’un double ancrage. Celui-ci est à la fois endogène, impulsé depuis l’intérieur par une myriade de réformes qui forment désormais un solide socle macroéconomique. Cet ancrage est également exogène, le pari de l’ouverture commerciale et de l’insertion internationale guidant l’ensemble des politiques économiques du pays depuis un quart de siècle. Mais le plus remarquable est le pragmatisme et le gradualisme dont les chiliens ont fait preuve comme on l’a souligné dans un récent ouvrage (Amérique latine : révolutionnaire ; libérale, pragmatique, Paris, Autrement, 2005). Qu’il s’agisse de la réforme des fonds de pensions, introduite en 1981, ou encore des contrôle de capitaux, mis en œuvre dix ans plus tard, en 1991, les autorités ont toujours fait preuve d’imagination et d’innovation en matière de politique économique, s’affranchissant des modèles et des paradigmes, qu’ils soient d’inspiration structuraliste ou néo-libérale.

La grande transformation chilienne réside précisément dans cet affranchissement, dans l’adoption d’une économie politique du possible opérant par touches successives. Ni Bons Révolutionnaires, ni Bons Libéraux, les chiliens se sont attelés à ne pas répliquer et calquer sur leurs réalités des modèles exogènes mais bien à tricoter un incroyable maillage de réformes multipliant les combinaisons pragmatiques. L’ouverture aux échanges internationaux est allé ainsi de pair, lorsque nécessaire, avec la mise en place de contrôle de capitaux, le pari du libre-échange international et du marché avec le maintien sous la houlette de l’Etat d’une partie non négligeable du cuivre, principale richesse du pays. Quant à la privatisation des régimes de retraites il est allé de pair avec la mise en place d’une agence de régulation qui est devenu un véritable joyau de régulation économique.

Au cours des vingt-cinq dernières années, le Chili a enregistré un taux de croissance supérieur en moyenne à 5%. Le pays a démontré qu’il n’y a pas de malédiction latine, qu’un pays d’Amérique du Sud peut croître à une vitesse comparable à celle des pays émergents d’Asie. Avec un taux de croissance de plus de 8% les sept années qui ont suivi le rétablissement de la démocratie en 1990, il a également montré que les démocraties émergentes peuvent jouir de taux de croissance records. Surtout, le Chili a fait preuve de pragmatisme, rejetant tous relents idéologiques en matière économique, évitant de succomber aux tentations de remise à zéro des compteurs, d’armer et de désarmer de nouveaux modèles. Le miracle chilien a été de s’abstraire d’un mirage tenace : celui d’un décalogue ou d’un paradigme unique sensé détenir toutes les clefs du paradis du développement économique.

Lundi 20 février 2006.

Posté par le 20 février 2006
Javier Santiso
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