Nathalie Brion
Présidente de Tendances Institut.
Mais qui est donc monsieur tout le monde ?
L’opinion publique apparaît en tant qu’objet social peu avant la révolution française. Elle devient un paramètre de la décision publique et ne cessera dès lors de susciter désirs de compréhension, d’analyse et de contrôle. Les sondages, eux naissent à l’entre-deux guerres et connaissent un succès tout à fait considérable. En effet, ils apportent une réponse immédiatement opératoire au fantasme utopique du décideur politique : l’opinion publique existe et elle est quantifiable, mesurable, cernable, il donc possible de maîtriser et de conduire l’opinion.
La grande force des sondages va donc être de définir un objet -l’opinion publique- comme une réalité s’ancrant la logique positiviste des sociologues alors qu’aucun consensus n’émerge parmi les intellectuels de l’époque sur la définition d’opinion publique, pis encore sur son existence même et de se rattacher à la science, la mathématique, la statistique dotant ainsi leurs approches du pouvoir du chiffre : la quantification et de la mesure.
Désormais, les sondages sont en situation de monopole sur un produit dont on ignore déjà les contours et la réalité : l’opinion. Le viol de la réalité par la rationalité est institutionnalisé. L’opinion publique est ainsi passée en quelques années du statut de croyance socialement fondée, d’idéal politiquement instable et d’objet scientifiquement insaisissable à celui de notion politiquement légitime, scientifiquement et socialement efficace.
Pourtant, dès 1948, les sondages prêtent au questionnement : ils prédisent, trois semaines avant le scrutin, une victoire écrasante de Dewey à la Présidence américaine, c’est pourtant Truman qui l’emportera, précipitant les sondages dans une crise… mais de courte durée : l’idée de la possibilité de circonscrire l’opinion publique est un fantasme trop puissant pour les décideurs de tout poil, on cesse donc vite de s’interroger pour se plonger avec délices dans la liste des espoirs quantifiés des 18/24 ans. Grâce au chiffre naît le sentiment enivrant que l’on sait tout de la société que l’on dirige.
Dans une société de massification homogène, les sondages ont pu remplir leur office en dépit de leurs limites méthodologiques. Mais voilà, depuis quelques années et c’est prégnant depuis 2002, rien ne va plus : Monsieur tout le monde a disparu, Le sondé n’est plus fiable. Et les sondeurs se faisant concurrence parviennent à des résultats de plus en plus ubuesques : le même jour un sondage désigne Ségolène Royal victorieuse sur Nicolas Sarkozy quand un sondage concurrent promet le schéma inverse.
Que s’est-il donc passé ?
Déjà, on assiste à partir de la première guerre en Irak, non pas à la naissance de l’opinion publique, mais à l’émergence de celle-ci et de sa capacité à peser sur les décisions publiques. Si les sondeurs en ont peu pris acte, les citoyens si. Or, toutes les mobilisations de l’opinion, depuis, utilisent les réseaux et sont internationales. Les sondeurs, eux, utilisent le téléphone ou le vis-à-vis et raisonnent à l’échelon national.
Ensuite, les enquêtes des sondeurs (1500 questionnaires en moyenne) produisent leurs résultats sur la base d’études statistiques reposant sur les chiffres de l’INSEE. Ainsi, toutes les enquêtes statistiques reposent sur la nomenclature des métiers et des professions, les CSP, définies par l’Insee en 1947 (certes réactualisés en 1954 puis en 1982). On pourrait arguer que la société française, en dépit de sa lenteur présumée, a quelque peu changé en vingt ans, mais là n’est pas le principal argument. Le présupposé rationaliste veut que l’on puisse définir un individu par son âge, son sexe, sa profession, sa situation géographique. Données objectives imparables certes, mais qui ne disent plus rien aujourd’hui de ces individus dont l’on prétend circonscrire l’opinion. La révolution Internet a atomisé ces considérants et l’explosion du communautarisme illustre ce mouvement : aujourd’hui un individu se définit par ses goûts culturels, sa religion, ses idéaux politiques, sa consommation avant de se définir au regard de son âge, son sexe ou sa profession. Une femme de trente ans, célibataire, active, au revenu de 100 000 euros par an sera traitée de la même façon, alors que son mode de comportement variera profondément selon qu’elle est homosexuelle ou catholique pratiquante, bio ou bobo, qu’elle écoute Lavoine ou Thiéfaine.
Enfin, apparaît un phénomène plus pernicieux encore : le sondé ne répond plus aux questions qu’on lui pose. Pressé de toutes parts pour donner son avis, doutant du devenir qu’on lui promet, de plus en plus suspicieux à l’égard du système, le sondé met en place des stratégies d’évitement. Il ne vit plus les questions qu’on lui pose comme un processus démocratique, mais comme une agression. Il ne répond donc plus -sauf quand on le rémunère, ce que font les sondeurs- et quand il répond, c’est au mieux dans l’immédiateté mais de plus en plus souvent, consciemment, il dit l’inverse de ce qu’il pense : sa façon à lui de dire « merde » à une société qui le sollicite trop et lui répond trop peu.
Pour achever de se convaincre il suffit de se poser la question suivante : ai-je été sondé dernièrement ? Si la réponse est non, faites un petit sondage autour de vous. C’est édifiant !!…
Nathalie Brion, jeudi 2 mars 2006.
Nathalie Brion
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