Le Figaro - 16/11/05
Télévisions sans frontières, éviter l'horreur publicitaire ?
Alors que la rédaction d'une nouvelle directive TSF (Télévisions sans frontières) est en négociation à Bruxelles entre les gouvernements nationaux et la Commission, il est utile d'interpeller le gouvernement français sur ce qu'il souhaite inscrire ou laisser s'inscrire dans cette directive, afin que l'on ne vienne pas nous dire demain, comme on l'a trop souvent fait par le passé : « C'est pas nous, c'est l'Europe ».
De quoi s'agit-il ? Si l'on s'en tient à sa rédaction actuelle, et en sachant que la commissaire en discute avec les parties prenantes, ce projet TSF permettra de supprimer la plupart des réglementations touchant à la place de la publicité à la télévision.
Non seulement il sera désormais loisible aux opérateurs de télévision d'augmenter à volonté le nombre d'écrans publicitaires, de les insérer au milieu des émissions et, plus encore, des œuvres cinématographiques. Plus innovant et plus problématique, cette nouvelle réglementation permet le placement publicitaire, c'est-à-dire le financement au niveau même de la production d'une émission ou d'une œuvre en imposant, dans son scénario, la mise en valeur d'un produit ou d'une marque.
Au-delà de ce que l'on pense éthiquement, on sait comment cela finira : ne seront principalement produites que les œuvres préfinancées par le placement. Ce sera le sésame pour obtenir une production. Ces bouleversements modifient profondément notre paysage audiovisuel et sont contraires aux traditions et au rapport que nous entretenons en France avec la création culturelle. C'est un alignement sur des modèles qui s'opposent à l'exception culturelle. Mais au-delà d'une réaction qui reflète un refus de l'abaissement de l'objet culturel, il faut aussi considérer les conséquences dans notre pays, dans la vie de la publicité et des médias.
Notre pays entretient un rapport passionnel avec la publicité, une relation beaucoup moins passive que d'autres pays. Si la créativité des professionnels et des entreprises de la publicité fait de la France l'une de ses patries, elle est aussi soumise plus qu'ailleurs à la critique, aux critiques, devrais-je dire, tellement diverses : sont tour à tour convoquées, l'esthétique, la morale, les libertés individuelles, etc.
Malgré les difficultés, comme je l'ai demandé depuis tant d'années, une réflexion s'est enfin installée chez tous les professionnels (agences, annonceurs, supports publicitaires) et l'opinion publique pour établir une relation mieux acceptée, une éthique partagée. Il reste une étape à franchir, le dialogue serein avec les parlementaires. Cette déréglementation brutale aurait pour conséquence de bouleverser cet équilibre et de renforcer les sentiments d'agression publicitaire, le sentiment publiphobe sera alimenté par la déréglementation.
Il faut comprendre que la télévision et la publicité ont leurs futurs dialectiquement liés. L'une a besoin de son financement, l'autre a besoin de bons programmes comme écrins. Les Français ne veulent pas plus de publicité. La publiphobie fera déserter les écrans. Les chaînes du câble et du satellite, qui, faute de ressources réelles, font tourner frénétiquement leurs programmes achetés bon marché, ne seront pas une solution de remplacement. C'est un scénario où tout le monde a tout à perdre.
La télévision connaîtrait une évolution semblable aux radios dans les années 80.
D'ailleurs, aux Etats-Unis, où sévit cette déréglementation, une forme de régulation antipublicitaire intervient désormais avec le développement de la technologie Tevo qui permet au téléspectateur (volontaire, plus fortuné et plus éduqué) de supprimer la publicité sur son propre téléviseur.
Inéluctablement, l'augmentation des publicités s'accompagnera de sa suppression par cette technologie.
Car il faut bien voir que cette dérégulation publicitaire interviendrait dans le cadre français de l'économie des médias. Notre paysage audiovisuel est en effet marqué par une rigidité et une concentration particulières. Loin d'avoir un effet de dynamisation économique, cette dérégulation en amont viendra buter sur le cadre restreint de l'offre.
Dans ce contexte, tous les experts en conviennent : le marché publicitaire dérégulé se concentrera davantage sur les médias dominants. Le service public de l'audiovisuel, déjà malmené dans sa valorisation publicitaire, se trouvera définitivement privé des ressources différentielles dont pourront profiter ses concurrents privés.
Au regard de l'importance de ces enjeux, il faut un débat public afin d'élaborer la proposition française. Le référendum a montré combien coûtait à notre pays et à l'Union européenne le défaut de démocratie participative sur les enjeux fondamentaux. La fierté d'un publicitaire, c'est de savoir rendre son métier populaire, en veillant à son intégration harmonieuse dans la société. Paradoxalement, les marques et notre métier ont besoin que l'on s'oppose à la directive TSF. Et contrairement à d'autres combats (obésité, deuxième coupure, etc.), nous avons là l'occasion de démarrer à temps. La publicité et la télévision ont une place suffisamment grande dans la vie quotidienne des Français pour que le débat ait lieu.
Par Philippe Lentschener
Président-directeur général du groupe Saatchi & Saatchi France, vice-président de Saatchi & Saatchi Europe.
« Les Français ne veulent pas plus de publicité. La publiphobie fera déserter les écrans »