jeudi 26 janvier 2006

Le Monde - 25/01/06

Bravo Monsieur Breton !

Par Philippe Lentschener et Antoine Rebiscoul

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Dans une tribune récente du Monde (18 janvier, "Pour une économie plurielle"), le ministre des finances a souligné l'importance croissance des valeurs dites immatérielles dans les opportunités nouvelles de croissance qui s'ouvrent à nous. Cette prise de position est importante et audacieuse. Parce que les enjeux soulevés sont à la fois complexes et capitaux, pour notre modèle économique et de société, il faut réussir le débat public et la pédagogie qui s'imposent sur ces sujets.

Depuis vingt ans, l'économie réelle se détache peu à peu du "compromis fordiste", pour reprendre l'expression de Michel Aglietta, dont les paramètres faisaient l'objet d'un large consensus social  : productivité des facteurs industriels, répartition de la valeur ajoutée sous la forme du salariat, puissants investissements publics dans les infrastructures. Nos représentations du fonctionnement des entreprises sont encore largement assises (même dans certaines sphères dirigeantes ; mais il est possible qu'il ne s'agisse que de "petits dieux" arrivés à leur crépuscule !) sur ce triangle. Alors que, sous les effets conjugués de la financiarisation de l'économie et de la globalisation, ce sont bien l'innovation, le différenciation, la valeur ajoutée intellectuelle, et non plus la productivité purement industrielle, qui sont les principaux relais de croissance. Or ces nouveaux relais délimitent des périmètres économiques, comptables, fiscaux, fort complexes à appréhender et sur lesquels n'existe encore à l'heure actuelle aucun "langage commun".

1. L'écart grandissant entre les fondamentaux de la fiscalité, basés sur le profit économique des entreprises, et donc sur la valeur d'utilité des actifs, et les paramètres de la valorisation financière, désormais globalement assis sur le concept de fair value, ou valeur d'échange et de transaction des actifs, ne peut qu'amener à interroger très profondément les ressorts de la création de valeur ajoutée – ainsi que ses modalités de répartition entre l'ensemble des parties prenantes, comme de comptabilisation et de prélèvement par la puissance publique. C'est un chantier fiscal d'une ampleur considérable que semble ouvrir M. Breton – mais, de même que les comptables, par l'adoption du nouveau référentiel européen IFRS, cherchent actuellement à tirer toutes les conséquences de la financiarisation et de la liquidité croissante des actifs, de même, il est bien légitime que l'Etat réalise, sur cette question, son aggiornamento.

2. Les données dites immatérielles, afin d'accéder à un statut d'actifs reconnus, porteurs d'une valeur future incarnable dans des relais de croissance stabilisés, nécessitent une complète relecture des périmètres des entreprises, de la définition de leur cœur de métier, de leurs stratégies de diversification. Contrairement aux actifs patrimoniaux classiques, dont la capitalisation interne et secrète garantit la productivité, les actifs immatériels nécessitent de s'exposer, d'apparaître, de solliciter les suffrages de leurs différents marchés afin d'acquérir sens et valeur. Le ressort essentiel de toutes les entreprises qui savent capitaliser sur leurs actifs immatériels, dont le montant est globalement de plus en plus considérable (cf. la part croissante des goodwills par rapport aux capitaux propres des entreprises), c'est bien leur capacité à organiser la visibilité de ces actifs sous forme de marques, de bouquets de services sans cesse resegmentés, de lancement de relais d'innovation différenciants. Réussir le passage de pratiques endogènes de capitalisation à une inscription originaire dans les effets de réseau de l'espace public, avec toutes les questions de droits de propriété et de rémunération des parties prenantes impliquées, pourrait ainsi bien être l'impératif catégorique du développement d'une "économie plurielle". Le développement de l'économie de l'immatériel, c'est aussi, en quelque sorte, "la revanche des externalités" et de la question de la contribution des biens publics au développement économique. Il faut renvoyer dos à dos et le libéralisme mécaniste et le dirigisme étatico-industriel. A force de ne comptabiliser que la dépense publique, le libéralisme à la française en devient malthusien et "décliniste" ; il oublie de prendre en compte le fantastique potentiel de création de richesses et de montée en compétences logé dans les interactions entre infrastructures et savoirs "sanctuarisés" par l'Etat afin de garantir leur accès au plus grand nombre, et initiatives économiques locales. Quant au dirigisme industriel, il ne comprend pas que désormais la valeur se crée davantage aux interfaces de modèles économiques à faible capital engagé, mais à forte intensité relationnelle et intellectuelle.

3. Pour nombre d'entreprises et établissement publics, ce passage est complexe. Il implique des modalités de concertation inédites avec le corps social. De créer les conditions d'une culture de la valeur économique, irréductible à la seule exploitation. D'intégrer les métiers de marketing, communication, création de relations individualisées avec les usagers ou les clients, au cœur même de la stratégie. De poser la question des l'utilisation des infrastructures publiques actuelles hors de leur périmètre immédiat. Il y a, comme dans les entreprises privées, une révolution à réussir dans la conception même du "cœur" de métier de ces organisations. Quand la SNCF cherche à "donner au train des idées d'avance", quand l'ANPE cherche à donner corps à l'individualisation des parcours professionnels, ce sont autant de dynamiques nouvelles, porteuses de vecteurs de croissance qui vont au-delà de leurs périmètres propres, qu'il faut encourager. A contrario, dans le débat sur la valorisation d'EDF, ont ne peut que s'étonner que cette entreprise n'ait que peu mis en avant ses importants potentiels de création de services nouveaux, périphériques à ses actifs industriels actuels.

4. Soulever la question des actifs immatériels de l'Etat, à l'instar de M. Breton, alors même que les administrations connaissent actuellement une vaste structuration de leur comptabilité analytique et budgétaire amenant nombre d'enjeux d'organisation interne, relève d'une audace étonnante, qui seule donne pleinement sens cependant à l'ensemble de l'édifice et de la LOLF, et des pratiques souhaitables de nouvelle gouvernance publique. Le risque existe, en effet, l'ensemble des praticiens et des intervenants ne peuvent que le constater, d'une utilisation exclusive des nouvelles procédures comptables à des fins de mesure interne de l'activité, sans dégagement des leviers de réorientation souhaitables en fonction des impacts socio-économiques produits par l'action publique elle-même. Ici encore, la question des actifs immatériels est avant tout une école d'extériorité : une dissociation est sans doute absolument souhaitable, dont les modalités d'application sont, dans notre contexte national, à inventer, entre valeur patrimoniale de l'Etat, entendu en un sens organique, et valeur des biens publics créés, développés, permis, directement ou indirectement, par l'action publique dans ses interfaces avec la société et l'ensemble du tissu économique. Mais l'Etat saura-t-il rendre visible adéquatement ses différentes modalités d'action ? Saura-t-il créer les conditions d'un consensus social autour de la valeur même de son action ? C'est un vaste chantier de communication (au sens fort du terme) publique, contemporain, et non postérieur, à une évaluation des outils de mesure des actifs immatériels de l'Etat, qu'il s'agirait de mettre en œuvre.

Philippe Lentschener, président de Saatchi & Saatchi.

Antoine Rebiscoul, directeur général de The GoodWill Company - www.thegoodwillco.com

Le Monde, 25 janvier 2006.

Posté par le 26 janvier 2006

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